Le 13 février 2023, dans l’atelier d’Agnès, à Aubervilliers

Agnès fait des photographies une matière sensible. Son travail se situe dans un quotidien nourri d’histoires individuelles et collectives, qui dérogent largement au récit d’un commun homogène. Ses créations racontent, retracent, rendent perceptible et rattachent chacun à son souffle, comme pour renouer un lien distendu. Sa mise en scène des situations et son utilisation de matériaux mettent en évidence des préoccupations et conjuguent les arts. En témoigne par exemple sa collaboration avec l’Atelier Gamil avec qui elle a mis sous verre des images de récits – à la fois personnels et traversés de paroles plurielles. Les objets qu’elle réalise semblent pris entre deux états, toujours prêts à basculer d’un bord à un autre.

Quelle a été votre éducation à l’art ?

Ma mère dessinait, elle était artiste amateure. Elle m’emmenait avec elle à ses cours du soir. J’avais déjà une appétence pour le dessin. Il y avait beaucoup de livres d’art à la maison, que je feuilletais et reproduisais. La pratique du dessin m’a amené à l’art.

Quelle relation aviez-vous aux images ?

Je regardais énormément de films quand j’étais adolescente. Les Fritz Lang, les Godard, les Truffaut, les Rohmer, Tarkovski… Je me souviens qu’il y avait de très bons films qui passaient le soir à la télévision au cinéma de minuit. On les enregistrait sur cassette vidéo, et on se les passait avec une bande d’amis. J’aimais le cinéma d’auteur.

Quand la photo est-elle venue ?

Ma pratique de la photographie est apparue vraiment à l’école. Avant d’intégrer l’école d’art, je ne photographiais pas du tout. Comme beaucoup, j’ai commencé avec des autoportraits, c’était plus simple, j’étais mon premier modèle. À l’école j’ai amorcé une recherche photographique mais cela ne constituait pas mon travail artistique premier. C’est davantage vers mes 25 ans, une fois sortie de l’école, que je me suis mise principalement à la photographie, et que j’ai vraiment eu une pratique ancrée dans le médium.

Avez-vous toujours vécu de vos travaux ?

Non pas du tout. Jusqu’à mes 40 ans, j’ai vécu de boulots alimentaires. Mais, c’était un choix. Je ne voulais pas travailler dans le domaine de l’art. J’avais ma pratique artistique personnelle, et je ne voulais pas un travail alimentaire qui soit lié à l’art. Je ne souhaitais pas avoir un travail de commande couplé à mon travail personnel. Je subodorais que ça allait pervertir mon travail, que ça allait m’emmener vers une dimension confortable de la pratique artistique, que je ne voulais pas. J’ai intégré une galerie vers le tard, vers mes 40 ans. Je suis également professeure à l’Ecole Supérieure d’Art de Lorraine à Metz. Auparavant, je pensais ne pas être assez mature, avant d’enseigner il faut construire sa propre pratique.

J’ai toujours eu besoin d’une forme d’urgence pour élaborer ma pratique artistique, étant jeune j’ai tourné le dos aux situations confortables. Quand je suis sortie de l’école des Beaux-Arts, je n’avais pas une ambition démesurée, je voulais seulement construire mon travail, les rencontres ont fait le reste.

 Vous avez résidé dans plusieurs résidences d’artistes. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

 Très vite au sortir de l’école, j’ai eu besoin de déplacer ma pratique. Je suis partie dix ans à l’étranger. Vers mes 28 ans, j’ai été en résidence durant deux ans à la Rijksakademie à Amsterdam. J’ai ensuite vécu plusieurs années en Belgique. Puis, j’ai résidé à la villa Médicis durant un an. Et je suis rentrée en France. Cela a été salutaire de bouger pour rencontrer des artistes étrangers. Cela permet de redéplacer le travail artistique et de le redéfinir. La Rijksakademie était une résidence avec une grande diversité d’artistes et de pratiques multiculturelles, des artistes de tous horizons. La villa Médicis a été riche, car elle était ouverte à des cinéastes, des écrivain.es, des historien.nes d’art, des restaurateur.rices d’art.

 Comment définiriez-vous votre pratique ?

Ma pratique oscille entre la photographie et l’écriture principalement. Je ne me considère pas comme photographe, mais comme une artiste plasticienne qui fait usage des textes et des images. Je me laisse la liberté de naviguer entre plusieurs médiums, cela peut être des installations, des performances, des objets, des vidéos… Mais mes deux pratiques principales restent la photographie et l’écriture.

On aperçoit beaucoup de photographies de guerre dans vos travaux. Comment l’expliquez vous ?

Il y a des séries ou des ensembles d’images sur des mémoires douloureuses, mais ce n’est pas systématique, souvent j’ai été invitée à travailler sur des fonds d’archives spécifiques. Toute la genèse de mon travail s’est construite autour des peurs archaïques ; ces peurs construites par les légendes, les faits divers, les contes, l’histoire… Aujourd’hui je travaille principalement autour de la notion du corps contraint et du corps résistant. J’essaie de ne pas enfermer le spectateur dans une lecture univoque, mais plutôt dans une lecture équivoque des images, de créer des images qui résonnent.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur la série photographique LES CAPTIVES ?

Ce sont des photographies trouvées, anonymes, qui sont enfermées dans des boîtes en verre complètement hermétiques, scellées. Pour ce projet, je voulais rendre prisonnières des images, les mettre à distance, et à la fois les sacraliser. Redonner une visibilité à ces images qui souvent sont destinées au rebut, à être abandonnées, à disparaître.

Pourquoi avoir choisi d’utiliser le verre ?

Le verre est fragile, cassable, il laisse passer la lumière, mais il protège aussi. Ce matériau a quelque chose à avoir avec le photographique. Il révèle mais aussi il occulte, il met à distance, c’est un espace, une paroi qui sépare.

Quelles sont vos inspirations ?

Cela dépend de mes lectures, de rencontres textuelles et photographiques rencontrées au détour de certaines archives, de ce que j’écoute parfois à la radio. Mes lectures peuvent être issues de romans comme d’essais. La dernière exposition a été motivée par la lecture d’un roman Les Chutes de Joyce Carol Oates, notamment la préface, qui a inspiré un ensemble photographique du même nom.

Comment envisagez-vous le récit au travers de vos créations ?

Mon travail fait récit, mais je ne le pense pas au préalable comme un récit. Ce qui m’intéresse, c’est convoquer des images mentales. Je cherche à susciter des évocations, des résonances. Soit à travers des images que je mets en scène, ou par des images empruntées, que je réactive, que je redonne à voir en les manipulant, par la retouche ou par le biais d’associations. Cette manipulation, cette transformation déplace, convoque une autre lecture. Les images peuvent faire récit chez les regardeu.ses, mais je ne cherche pas à faire recit. Si le récit apparaît, c’est car ce sont des images évocatoires, qui jouent sur des peurs, des fantasmes qui résonnent chez tout le monde, elles font potentiellement écho à des choses déjà rencontrées. J’envisage le commun, une image qui parlerait de façon commune, une image réminiscente mais qui ne résonne pas de façon identique chez chacun.e.

Quelle place tient l’expérimentation dans votre travail ?

J’expérimente un peu mais pas énormément. Souvent, je suis assez au clair sur ce que je veux à priori. Ce ne sont pas de grandes expérimentations qui font naître le travail, plutôt des reajustements.

Y a-t-il des techniques ou des matières que vous privilégiez ?

Je n’ai pas de médium privilégié, je navigue entre la photographie, l’écriture, la performance, la vidéo… Mais certaines rencontres avec des artistes, des artisan.es, ouvrent souvent tout un champ exploratoire au travail : des verrier.es, des relieur.ses, des danseur.ses. Mais également les objets eux même, l’achat d’une machine à écrire a réinventé tout un pan de mon travail textuel.

Comment expliquez-vous le recours à de véritables savoir-faire comme la soie ou le verre ?

L’usage de matériaux singuliers déplace ma pratique photographique. J’ai réalisé plusieurs ensemble sur soie. Pour ses qualités esthétiques mais aussi historiques. La soie était utilisée au siècle passé comme support de transmission de message dans les cellules résistantes ou d’espionnage : on imprimait des documents sur de la soie, que l’on dissimulait à l’intérieur des vêtements. Elle ne se détériorait pas et ne faisait  pas de bruit, au contraire du papier. C’est un support résistant, au propre comme au figuré.

Quelle relation entretenez-vous avec l’écriture ?

Je n’ai pas une pratique quotidienne de l’écriture, mais l’écriture me permet de réouvrir un autre imaginaire que je n’ai pas toujours en photographie. En photographie, on reste toujours tributaire du réel, tandis qu’avec l’écriture on peut tout réinventer. L’écriture me permet un autre rapport poétique au monde, conjointement à mon travail de l’image.

[Agnès me montre sa série objet PROOFS]

Nous sommes ici dans votre atelier. Que vous permet ce lieu ?

Mon atelier fait partie de mon espace de vie, il me permet un rapport au travail très fluide. Il n’est pas très grand, c’est un peu comme un cocon, il est propice à la réflexion et à la contemplation.

Où pouvons-nous trouver votre art ?

À la galerie Maubert, dans certaines collections d’art ou sur mon site.

 

© photographie d’Agnès Geoffray : Les Captives IV, vintage photograph, blown glass, 21x22 cm, 2020