Galerie Suzanne Tarasieve

Lucas Marseille et Julien Bouharis

Le 6 mai dans les locaux de la galerie, dans le 3ème arrondissement de Paris 

Le soir même la galerie clôturait le solo show de Nina Mae Fowler, qui présentait aussi la pièce centrale lors de la foire Drawing Now en mars, aux côtés de Shanthamani et Jürgen Klauke. On ne peut pas rester insensible à l’ambition ouvertement moderne de la galerie Suzanne Tarasieve lorsque, au-delà de l’espace mental à parcourir qu’elle offre à travers ses expositions, elle parvient à susciter des interactions. Si le lieu continue de tisser un dialogue engageant entre le spectateur et l’artiste, pour Suzanne Tarasieve – fondatrice de la galerie – il y avait l’envie sinon le besoin de guider, déployer, et éveiller l’intranquillité qui devait être partagée. 

Quelle a été votre éducation à l’art ? 

Lucas :

J’ai commencé à m’intéresser à l’art dès lors que s’est entré dans mes études. Je viens d’une petite ville dans le sud de la France où l’offre culturelle dans l’art contemporain n’est pas énorme. Je me suis éduqué à l’art quand je suis allé à Lyon, faire des études d’histoire de l’art. J’étudiais l’art ancien et l’art moderne. Je regardais l’art contemporain de très loin. Puis, j’ai poursuivi avec un Master à l’IESA à Paris. C’est à ce moment-là que j’ai alors suivi des cours plus approfondis en histoire de l’art contemporain avec Agnès Violeau, la curatrice actuelle du FRAC Lorraine. Elle nous a emmené au centre Pompidou et j’ai eu cette révélation pour l’art contemporain : j’ai complètement bifurqué. Cette école était vraiment connectée à l’art contemporain tel qu’on le vit : les enseignants sont très proches des galeries françaises de taille moyenne. Aujourd’hui il m’arrive de retrouver d’anciens intervenants à la galerie. J’ai été de suite bien aiguillé. Mon premier stage était chez Odile Ouizeman, qui avait à ce moment-là son espace à côté du musée Picasso. J’étais dans le marché à taille humaine. Tout le monde se connaissait, et Odile connaissait autre autres Suzanne. Quand je suis partie de chez Odile, elle qui m’a conseillé d’aller travailler chez elle. C’est comme ça que ça a commencé avec Suzanne.

Julien :

Mon goût pour l’art est venu de mes grands-parents. Tous les deux étaient artistes : ma grand-mère était peintre et mon grand-père céramiste. Il y avait toujours de l’art, des catalogues, des livres autour de moi. Nous allions souvent au musée. Je ne viens pas d’un milieu de collectionneurs, c’était simple il y avait toujours des oeuvres en cours. Mon grand-père donnait des cours de céramique et faisait des cuissons au Raku. L’été il y avait de grandes fêtes avec ses élèves et on parlait beaucoup d’art. J’ai choisi de faire des études d’histoire de l’art. C’était très intéressant mais je me rendais compte que je m’ennuyais, j’avais envie de participer à ce qui était en train de se faire maintenant plutôt que d’analyser ce qui avait été fait dans les siècles précédents. Un jour j’ai poussé la porte d’une galerie pour essayer d’avoir un stage. J’ai tout de suite compris que c’était fait pour moi. Je retrouvais comme mes grands-parents, à une autre échelle bien-sûr, cette excitation d’être avec des artistes. C’était une galerie à Lyon, puis ensuite j’ai fait l’EAC à Paris.

Quand êtes-vous entrés à la galerie Tarasieve ?

Julien :

Il y a 5 ans. Je visitais déjà la galerie avant de rencontrer Suzanne. J’aimais beaucoup sa manière de faire des expositions, généreuse et ambitieuse. Il y avait un style particulier que j’aimais beaucoup. Ce n’est que par la suite je l’ai rencontrée. J’ai eu un coup de foudre alors quand l’occasion de travailler avec elle s’est présentée, je n’ai pas hésité. D’ailleurs mon entretien était assez mythique. Je suis arrivé un lundi à 14h et je suis parti à 20h. Suzanne m’a raconté sa vie pendant 6 heures. Elle était absolument géniale.

Lucas :

Moi ça a commencé lors d’un stage où j’ai eu un aperçu très global et même approfondi du marché de l’art en deux mois à peine. On rencontre tellement de gens que j’ai rapidement compris que je pouvais apprendre beaucoup avec elle. Je ne voulais pas partir dans l’immédiat, et c’était réciproque. Même si j’en avait formulé le voeu, elle est venue me chercher. C’était assez touchant. Je suis la dernière personne à avoir intégré l’équipe. Cette embauche n’était pas prévue compte tenu de la taille de la galerie.  Aujourd’hui nous sommes quatre : Alice, Veovansy, Julien, et moi.

Julien :

Je pense que c’est une galerie où les gens se sentent bien. Suzanne fonctionnait beaucoup à l’affect, et elle a recruté des gens avec qui elle était sur la même longueur d’onde.

Lucas :

Elle embauchait outre les compétences : elle souhaitait avant tout que de vrais liens se créent.

Julien : 

Elle tenait beaucoup à ce que les bureaux soient tout le temps ouverts. Le visiteur doit être libre d’échanger s’il en a envie. Même en plein rendez-vous elle se levait, disait bonjour et quelques mots sur l’exposition. C’était son plaisir d’interagir avec les gens.

Lucas, ton nom est souvent associé à celui de Suzanne Tarasieve. Comment le perçois-tu ?

Lucas : 

Je ne m’en rends pas compte. Mais c’est un honneur, vraiment. En terme de valeur et de vision, Suzanne est un modèle pour nous.

Aujourd’hui tout particulièrement, la programmation de la galerie se fait à travers la transmission d’un goût, d’une pensée, des paroles de Suzanne… Qu’en est-il de la programmation prévue initialement ? 

Julien : 

Je pense que ça va évoluer assez naturellement. Le programme avait été établi du vivant de Suzanne, et avec Suzanne. On se doit d’être fidèle aux artistes avec lesquels nous travaillons depuis plusieurs années. De nouvelles programmations et manières de travailler vont se mettre en place petit à petit. D’ailleurs ça commence déjà à émerger sans que nous en ayons conscience.

Lucas :

Pour nous c’est un aussi un enjeu et on y réfléchit énormément. Aujourd’hui on essaie ne pas penser ou parler pour Suzanne, alors parfois c’est délicat. Par exemple, le premier solo show de Nina Mae Fowler qu’on ferme aujourd’hui, nous en avions discuté pendant trois ans. Nina n’a pas été représentée tout de suite par la galerie : Suzanne se précipitait peu. Elle voulait prendre le temps de regarder l’évolution d’un artiste, elle était beaucoup dans l’observation et le conseil. Même si un artiste poussait les portes de la galerie, elle lui accordait toujours un moment. Suzanne s’intéressait aux gens. Elle disait qu’il fallait savoir être patient, que le travail de longue haleine était important pour un artiste, autant que le talent.

Julien :

Ce qui compte c’est la confiance dans le travail de l’artiste, et réciproquement. Pour moi la grande leçon de Suzanne c’est aussi le courage dans ses choix. Dans ce métier il y a des moments de bascule où elle était capable de se dire que ce qui comptait le plus c’était de montrer le travail de l’artiste, et que la vente était secondaire.

Lucas :

La force de Suzanne était de déceler le talent d’un artiste. Elle disait : « J’ai réussi ma carrière si un des artistes que je représente marque l’histoire de l’art ».

Quel rôle joue le second marché dans votre activité ?

Julien : 

Le second marché c’est plus une conséquence qu’une volonté. Les artistes que nous représentons aujourd’hui et qui sont aussi présents sur le second marché, c’est notamment parce que Suzanne était le premier marché auparavant. Il arrive régulièrement qu’on ait des reventes avec la passation d’une collection à une autre. Mais, c’est davantage parce que derrière il y a eu 45 ans de travail. Être acteur sur le second marché n’est pas une volonté de notre part.

Lucas :

Suzanne choisissait là où elle voulait placer les oeuvres. Le rapport avec le collectionneur est très important, de même que de garder un lien après la vente. Ça nous permet entre autres de mieux vendre par la suite : c’est une stratégie sur le long terme. Mais, l’idéal reste pour nous qu’un collectionneur ne se sépare pas de son oeuvre. Le côté aléatoire en maison de vente ne nous rend pas justice, pour nous tout ça représente avant tout du travail. Nos prix sont justifiés, valorisés par notre travail et celui des artistes.

Pouvez-vous nous en dire davantage quant à la sélection des artistes aujourd’hui ?

Julien :

Parler pour Suzanne est délicat car même si parfois on a une forte intuition, ça reste une intuition. Et puis, il y a différentes configurations : il y a des artistes qu’on regarde mais qui sont assez confirmés et d’autres qui sont beaucoup plus jeunes, donc les enjeux et les positionnements ne sont pas les mêmes. Mais ce qui compte c’est surtout la qualité du travail.

Lucas :

Outre ces problématiques, c’est aussi compliqué car un artiste qui entre engendre une charge de travail supplémentaire et nous ne souhaitons pas arrêter de nous occuper des autres artistes.  Nous n’en serions pas capables. On a une trentaine d’artistes. Représenter un artiste ce n’est pas seulement l’ajouter sur notre site internet : nous déployons beaucoup d’énergie pour soutenir une carrière et une œuvre.

Projetez-vous différentes approches ?

Nous avons plein d’idées. Pourquoi pas développer d’autres manières de travailler, peut-être moins repliées sur l’espace de la galerie, même si cet espace est très important pour nous car les gens viennent « chez Suzanne ».  Aujourd’hui, entre galeries, des ponts peuvent se faire sérieusement. On l’observe de plus en plus.

Qu’est-ce qu’il adviendra de l’activité du Loft19 à Belleville, votre second espace  ?

Lucas :

La galerie se limite maintenant à l’espace du 7 rue Pastourelle. Il est vrai que la double programmation était intéressante, elle permettait a continuité des expositions, faisait office d’espace d’accueil et de réception. L’aspect exclusif et privé du showroom était apprécié et effectivement, ce sont des cartes que nous n’avons plus. Mais c’est trop tôt pour y penser. Nous sommes d’abord dans une période de stabilisation et de transmission : nous renforçons tous nos liens avec les collectionneurs de la galerie et les artistes. Même si aujourd’hui tout va bien, on se projettera plus tard dans de nouvelles choses, de nouveaux projets.

Comment avez-vous appréhendé les dernières foires ?

Julien :

C’était de gros enjeux pour nous, d’autant plus qu’elles sont arrivées très rapidement après le décès de Suzanne. Tout s’est très bien passé, nous avons tenu ce qui était prévu. Tous les directeurs de foires ont été vraiment géniaux, très chaleureux et compréhensifs.

Lucas :

On a fait ARCO Madrid pour la première fois ! C’est un projet que Suzanne ne visait pas forcément. On lui en parlait depuis quelques temps, on voulait absolument le faire. Quand on a eu son accord elle nous a dit : « Allez-y mes enfants, c’est votre projet. ». Elle voulait qu’on s’éclate et qu’on fasse quelque chose qui nous plaise avec cette foire. C’était symbolique aussi, parce qu’on a fait ARCO Madrid un mois et demi après son départ avec cette envie de ne pas la décevoir. Tout s’est très bien passé, et on prévoit même de repostuler pour l’an prochain. Pareil, pour Art Paris, Drawing Now et Art Brussels qui ont été de grand succès.

Nous sommes dans les locaux de la galerie. Quelle relation entretenez-vous avec cet espace ?

Julien :

C’est vrai qu’on passe beaucoup de temps ici. Ça va au-delà des horaires d’ouverture : c’est devenu autre chose qu’un bureau. Suzanne avait aussi cette conception d’un espace de vie, autant que de travail. La différence entre vie privée et vie professionnelle était très floue, et nous avons aussi hérité de ce fonctionnement. Nous avons vécu tellement de choses ici, c’est devenu un endroit auquel je suis extrêmement attaché.

Lucas :

Et puis c’est Suzanne aussi. Là il y a une machine à laver qui tourne avec des nappes qu’on lave et repasse pour préparer les dîners de preview. C’est sur ces nappes qu’on sert nos gigots qu’on fait cuire nous même. Suzanne faisait pareil, elle passait ses nuits à cuisiner. Elle tenait beaucoup à ce qu’on continue à faire les choses comme ça, assez simplement, en donnant beaucoup. Lors de ces diners il n’y a pas que des collectionneurs, il y a aussi des amis de la galerie – des gens qui ont très peu acheté ou parfois pas du tout, mais qui font partie de l’ADN de la galerie. Malgré ça, les dîners de preview ont des enjeux importants. C’est l’ouverture de la nouvelle exposition et les artistes sont là. C’est aussi pour nous un moment de réunion et de joie.

-Lucas MARSEILLE et Julien BOUHARIS, Galerie Suzanne Tarasieve