Philippe AÏNI, peintre sculpteur

…se présente en quelques mots. 

Je m’appelle Aïni Philippe, je suis né à Bordeaux. Je suis artiste, créateur, transformateur. Je transforme les choses. 

Quelle a été ton éducation à l’art ?

Aucune. Je suis entièrement autodidacte. Je n’ai suivi aucune formation et ai quitté l’école avant mes 12 ans.

En revanche, je sais comment je suis devenu artiste : ce sont des visions qui sont apparues lorsque j’exerçais en tant que pâtissier. Comme je le dis souvent, j’étais pâtissier le dimanche et créateur le lundi, même si à 24 ans j’ai décidé de tout arrêter. C’était devenu un besoin. Ça a pris tellement fort en moi que j’en étais obligé.

Quel a été le soutien de tes parents ?

Je n’avais pas de parents à cette époque-là. J’étais seul. Ma mère vivait à Clermont Ferrand et mon père à Bordeaux. Je vivais moi aussi à Bordeaux, mais dans la rue. J’avais 12 ans. Je dormais derrière des murs de lierre ou à la gare parfois…

Je n’ai jamais fait de bêtises. Je n’ai pas volé et ne sais d’ailleurs pas pourquoi. La logique des choses aurait voulu que je vole. Parfois je me dis qu’au vu de la situation dans laquelle j’étais j’aurais dû voler ou dévier. Mais ce n’étais pas mon truc. J’avais la rage au fond de moi. Pas contre les autres, ni contre ceux qui m’avaient fait naître -j’adore ma mère et mon père, même s’il est un peu particulier. Juste contre moi.

En tout cas, ce qui était certain c’est que j’étais responsable de moi, de ma vie, de ce que j’allais faire. 

J’habitais dans le quartier Mériadeck à Bordeaux, du temps où la place Mériadeck accueillait les brocanteurs et les antiquaires. C’était aussi un quartier où se trouvaient toutes les prostituées. J’admirais ces femmes. J’ai aimé ces femmes. Je les trouvais absolument merveilleuses. Elles ont été un tournant dans ma vie, elles m’ont marqué. 

[Philippe me raconte alors une anecdote]

C’est quelque chose que je raconte souvent : 

Avec des copains j’allais souvent à la piscine rue Judaïque et traversais donc souvent tout ce quartier. Toutes ces dames s’y trouvaient, gentilles. Il y avait des sortes de bars avec de grandes devantures vitrées, et une fois, en passant, assise sur un haut fauteuil, j’ai vu une femme qui soulevait sa jupe et qui se grattait les fesses. J’étais tout jeune, 7 ou 8 ans. Voir une paire de fesses c’était pour moi une telle émotion…J’ai pensé que je venais de là et de nulle part ailleurs. C’était magnifique. Ça a déclenché en moi un amour pour les femmes qui ne m’a jamais quitté depuis.

Toute ma vie a été tourné autour de ça mais c’est de cette façon que ça a commencé. Je n’étais pas artiste mais ai trouvé ça beau de savoir d’où je venais, les femmes. De là donc est né cet amour pour elles. 

Quelles sont les techniques ou les matières que tu aimes travailler ?


Il n’y a pas de technique quand on est autodidacte. On se débrouille avec ce qu’on a. 

J’ai découvert la bourre à matelas : une révélation. Je me suis longtemps demandé où passaient mes rêves et mes fantasmes… Alors, j’ai pris un couteau, j’ai ouvert le matelas et en ai retiré les rêves. C’était merveilleux parce que j’avais alors ce qui tenait la sculpture – la structure, la bourre à matelas devenait la chair, la colle le sang et la peinture était la peau. À partir de là j’ai pu tout faire, jusqu’à la représentation de Dieu. C’était une utopie : celle de pouvoir faire les choses différemment de celles que je voyais ou qu’on m’avait inculqué – même si en réalité on ne m’a pas inculqué grand-chose puisque je suis vite parti de ce monde-là, tout était déjà en moi. Ça fait maintenant 50 ans que j’emploie la bourre à matelas. 

Comment faisais-tu pour obtenir de la couleur ?

Au début je n’avais pas d’argent pour acheter de la peinture. Quand j’habitais La Lande-de-Fronsac, à côté de Bordeaux, j’allais gratter le goudron qui fondait sous la chaleur. En le diluant avec des produits comme le white spirit il y a une couche de jaune qui se forme, si tu mets de l’essence térébenthine alors ça devient vert. J’ai peint de cette manière pendant des années. Parfois j’utilisais même le sable. J’ai su peindre avec tout comme rien car ce n’est que plus tard que j’ai pu m’acheter de la peinture. 

Quelle a été la réaction des autres vis-à-vis de ce que tu avais choisi de faire ?

Les gens ne comprenaient pas spécialement, surtout lorsque j’ai fait le Christ. C’est tout de même étrange…On parle, en tant qu’humanité, des hommes, mais jamais des femmes. J’en ai toujours été choqué.

Pourquoi faire de Dieu un homme ? Pour cette raison j’ai fait le choix de faire un Dieu mi-homme mi-femme. D’un côté de la croix il y a un homme, d’un autre une femme. J’ai d’ailleurs fait le choix de faire ce Christ enceint. Sûrement enceint d’un androgyne, à moitié homme à moitié femme ou éventuellement que femme. C’était Dieu en femme. Il le fallait bien. Et puis, je pense que les femmes sont des Dieux de toute façon. Oui, elles possèdent la possibilité de créer. Elles ont un comportement bien différent de ceux des hommes, un comportement qu’elles subissent. On le voit d’ailleurs en ce moment…Ça me révolte. 

Quels sont les artistes dont tu apprécies l’œuvre, ancienne et nouvelle génération confondue 

J’aime particulièrement Jérôme Bosch. Il a tout fait. Il a créé des personnages de BD qui sortent de je ne sais où, il a créé de la souffrance, du bonheur, de l’enfer. Il a tout visité avec ce classicisme de la peinture qui est extraordinaire mais en même temps tellement étonnant. 

Ensuite il y a Bacon que j’adore. Il y a des gens, comme lui, que j’aime beaucoup. 

Des artistes contemporains comme Corneille ou Sylvie Badia. Énormément de femmes font des choses fabuleuses.

Et puis, sans que ce soient des artistes, il y a énormément de gens que j’aime. Des gens que j’ai rencontré tout à fait par hasard et d’où naît une sorte de passion. Parfois, même sans parler, ils t’apprennent des choses. L’émotion et la sensibilité me touchent énormément. Il n’y a pas besoin d’être artiste pour s’apercevoir que des gens sont d’une sensibilité extraordinaire. 

Tu ne penses pas que la sensibilité doit avant tout savoir être reçue ?

Je pense que c’est quelque chose qui vient naturellement parce que c’est une chose que tu émanes, ce qui signifie que tu es capable de la recevoir facilement. Quand de ton travail découle quelque chose, tu le prends. Prendre des choses chez les autres, c’est aussi être égoïste. Il faut juste savoir les prendre et les amplifier à sa façon. Ce qui est d’autant plus fabuleux c’est que cela ne peut pas être calculé, tu perçois, tu reçois, tu le vis et tu le rejette.

[en parlant d’émotion, Philippe me raconte un fait qui l’a récemment marqué]

Ma femme est morte d’une maladie génétique dont ma fille est aussi atteinte. Elle est jeune, elle a à peine la quarantaine. L’autre jour je suis allé la voir dans l’EHPAD dans lequel elle séjourne. Elle ne parle plus, elle ne mange plus, elle est alitée. Elle est paralysée mais a encore son esprit. Des larmes lui coulaient sous les yeux. J’avais l’impression de voir le silence qui pleurait. Alors, maintenant je vais faire cette émotion. Mais, je me dis que si je dois le faire, il faut que je le fasse avec une telle force que je n’ai peut-être pas encore de suite. C’est pour cette raison que je cherche à avoir cette vision…Ce dont je suis sûr c’est que ça va être penché avec une tâche blanche en bas. Peut-être que cela deviendra abstrait, je ne sais pas…J’attends de recevoir cette vision, cette vision de l’émotion. En plus, que le silence pleure c’est quelque chose d’assez extraordinaire. Le titre m’est venu tout de suite.

Je me suis fait une déchirure musculaire récemment, je ne peux pas tellement travailler : donc, dès j’ai des visions d’émotions, je les écris. Il faut que le titre demeure, ça permet à la vision de venir. Voilà comment je travaille. Par sensibilité et puis par émotion. Autodidacte donc. 

Je suis devenu artiste, créateur parce que je m’en suis donné l’autorisation. Créer est une nouvelle forme de pensée que l’on ne peut pas expliquer. On peut seulement le vivre. Et le fait de le vivre se traduit par le fait que ce sont les autres qui l’expliquent – expliquer une chose que tu ne connais pas et que tu fais c’est très étrange, c’est impossible. Quand tu as fait le chemin jusqu’à la création, il faut savoir déléguer et laisser aux autres lui donner une explication, au risque qu’elle soit davantage rationnelle…Comme je le dis souvent, « Regardez-moi mais ne m’écoutez pas. », parce que l’explication que je donne à mon travail n’est pas forcément vraie. 

Ça devrait être une définition de l’art : faire mais ne pas savoir. Parce qu’il y a faire, continuer à faire et faire toujours la même chose. Comme le disait Picasso, tu as l’impression d’avoir trouvé mais tu ne cherches pas. « Tu ne cherches pas, tu trouves. » comme on dit. Mais, ce n’est pas un bon prétexte pour s’arrêter de chercher. Il faut sans arrêt continuer à changer, cesser de copier ce qu’on fait, se remettre en question. 

Cela t’arrive-t-il d’écrire des pensées ?

Oui, sur l’humanité surtout. Cela me paraît être évident. J’écris surtout par rapport à l’humain et la femme.

J’écris aussi sur ma fille car, même couchée, elle est debout. Elle a créé, elle aussi : deux mille œuvres en très peu de temps. On peut dire qu’elle a fait son œuvre. C’est quelqu’un d’important. 

Et la nature, les paysages 

L’Asie. C’est le paradis. Il y a moins de gens. La nature est tellement belle, la jungle est extraordinaire. Je pense que j’ai découvert le paradis sur terre. La mer, l’eau, les poissons, ces déserts de sable blanc sur lesquels tu peux marcher des kilomètres sans rencontrer personne. Et puis tu as envie de crier parce qu’il te manque une présence pour communiquer ton émotion. Parfois, je regrette d’être seul, de ne pas partager 

Alors, je le peins. Mais, je ne peins pas la nature, c’est trop beau. 

Si tu devais être un objet, lequel serais-tu ?

Je voudrais répondre un esprit qui n’est pas capable d’être un objet.

Mais, un objet en soi…

[hésitation]

Une paire d’yeux. Pas des jumelles, car elles sont fabriquées. 

Des yeux de femmes par ce que c’est relié au cerveau. On peut considérer ça comme une paire de lunettes. 

Claude VIALLAT
Titos KONTOU
Michel MACRÉAU
Patrick PAUFERT
Appartenant à la collection Philippe AÏNI
Picture 2