Isabelle de Maison Rouge

Le 12 octobre, dans un café du 6ème arrondissement de Paris

Isabelle de Maison Rouge, dont les écrits affirment un abord inclusif et participatif de l’art contemporain, appréhende avec renouveau les espaces de réciprocité qui semblent parfois oubliés.

Quelle a été votre éducation à l’art ? Comment ce goût est-il né ? 

Ça vient de ma famille. Je viens d’une famille très classique. J’ai été élevée avec le goût pour les belles choses : les beaux objets, les beaux tableaux et donc le goût pour visiter les musées, les églises… Quand j’ai passé mon baccalauréat je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. C’est ma mère qui s’est dit que l’histoire de l’art serait très bien. Et elle a eu raison ! [rires] Elle pensait que mes études me serviraient davantage à avoir un verni qu’un métier. Lorsque j’ai démarré l’histoire de l’art je pensais que j’allais utiliser ce temps pour réfléchir pour trouver vraiment ma voie, mais en fait je suis tombée dedans direct. J’ai donc fait 2 ans en Faculté de lettres en province puis j’ai terminé mon DEA à la Sorbonne Paris 1 où j’étudiais l’Art Contemporain et l’Archéologie. L’Archéologie m’a beaucoup intéressée, surtout le médiéval. Mais, j’ai eu une révélation en Art Contemporain, avec Marc Le Bot comme professeur. Grâce à lui j’ai découvert des tas d’artistes passionnants comme Leonardo Cremonini, François Rouan, Balthus…Par la suite j’ai fait un doctorat en m’appuyant sur de nombreux artistes amis comme lui…

Ensuite je suis entrée dans la vie active où j’ai fait des pieds et des mains pour intégrer une petite structure qui s’appelait « Art expertise » qui faisait des expertises variées avec des experts très différents. En tant que jeune diplômée je suivais différents experts – experts en peinture, en tapisserie, en argenterie… J’étais passionnée et je voulais devenir experte en art contemporain. Finalement je me suis tournée vers l’enseignement qui me permettait de concilier cette passion avec ma vie de famille. Ça m’a passionnée. Lorsqu’on enseigne tout est à réapprendre : il faut transmettre. Je donnais des cours à New-York University Paris. 

Comment votre action en faveur du marché de l’art s’est-elle établie ?

C’est davantage un intérêt pour le marché : j’ai très rapidement compris que je ne voulais pas être galeriste. Le métier de commissaire-priseur m’aurait intéressée mais, ayant travaillé dans le cabinet d’expertise, je me suis rendue compte que c’était un milieu très familial. À l’époque il fallait racheter une charge. Et puis j’ai été découragée très vite ; les gens me disaient que ce n’était pas un métier pour une femme. En revanche j’ai voulu étudier le marché, je voulais comprendre comment il fonctionnait et en saisir les possibilités. J’ai donc beaucoup interrogé les artistes, les galeristes, les collectionneurs.

Votre titre d’historienne de l’art vous aide-t-il à appréhender votre activité de commissaire d’exposition ?

C’est évident. Pour moi, être historienne de l’art constitue la base de mon métier. J’ai des fonctions différents avec la critique d’art et le commissariat d’exposition, mais la base ça a vraiment  été l’histoire de l’art qui m’a permis de progresser et d’évoluer dans ce milieu. Disons que j’ai commencé par l’histoire pour essayer d’apprendre l’évolution et c’est justement ça qui m’a intéressé dans l’enseignement. Je dis souvent à mes étudiants de remettre l’œuvre dans son contexte : l’histoire dans laquelle elle est apparue, la politique de l’époque, le moment où l’oeuvre a pu émerger. 

Vous êtes intervenue pour divers acteurs (musées, institutions, galeries, centres d’art, etc…). Quelles différences constatez-vous ?

Je suis commissaire indépendante donc je ne suis liée à aucune structure. Je suis un cavalier seul et ça me convient très bien !

Tout dépend si on travaille dans le privé ou dans le public. Ce qui est complexe c’est toujours la question du budget. Elle existe partout et elle est centrale. Cela ne me dérange pas trop mais parfois ça me fait quand même râler de voir que je fais un métier qui est intellectuel et passionnant mais qui n’est que très peu reconnu, donc très peu rémunéré et complètement dévalorisé. Comme j’aime le dire, ça me demande aussi parfois de travailler avec des bouts de ficelle. Je suis persuadée qu’avec des bouts de ficelle on est capable de faire des choses aussi intéressantes qu’avec de très gros budgets, voire même mieux. On peut dire des choses tout aussi pertinentes. Dans le public il y a un problème d’administration énorme. Les étapes sont extrêmement lentes et le système informatique est inhumain. C’est la grosse difficulté. Après, il faut faire preuve d’un pouvoir de persuasion face à un cahier des charges qui est plus ou moins lourd, plus ou moins souple. Il faut savoir se glisser à l’intérieur. Mais je dis toujours que les cadres sont faits pour qu’on en sorte !

Selon vous, quel rôle joue l’artiste dans la compréhension de son travail ?

Quand j’ai commencé l’histoire de l’art, Marc Le Bot nous apprenait que notre rôle, en tant qu’historiens de l’art, était aussi de décortiquer une oeuvre pour la rendre compréhensible. Les artistes considéraient aussi que c’était à nous de saisir le sens de leur travaux et de les rendre compréhensibles par tous. Depuis, les choses ont beaucoup changé et les artistes prennent la parole. Nous sommes entrés dans l’ère de la communication et les artistes prennent plus le temps d’écrire des textes, de répondre à des interviews ou simplement de parler avec leurs galeristes pour expliquer leurs travaux. 

Je me rends bien compte qu’aujourd’hui les artistes ont plaisir à expliquer ce qu’ils ont voulu transmettre et pourquoi. C’est très satisfaisant de les écouter. Mais nous devons, en tant que critique, garder ce rôle de décryptage de l’oeuvre et apporter des mots différents de ceux de l’artiste : ça permet une vision et une réflexion différentes. Je pense aussi qu’il est très important de rester respectueux vis-à-vis de ce que pense l’artiste et de ne pas complètement le contredire. C’est important pour l’artiste de ne pas penser uniquement à la façon dont son travail va être perçu ; et formaté par la demande des collectionneurs. On a bien vu dans l’histoire de l’art que certains travaux n’ont pas du tout été acceptés à leur époque.

Comment concevez-vous un projet d’exposition ?

En tant que commissaire d’exposition je créée un duo avec l’artiste. J’aime la relation avec les artistes ; plus qu’avec les oeuvres je dirais. C’est surtout l’être humain qui m’intéresse. D’autres collègues préfèrent travailler avec les oeuvres pour bâtir leur exposition. Chaque mode de fonctionnement est différent. Je monte mon exposition en pensant aux artistes, et ce n’est qu’ensuite que je choisis les oeuvres avec l’artiste. Soit c’est moi qui imagine ou qui rêve une exposition, et dans ce cas je soumets le projet. Sinon, il arrive qu’on m’invite en me donnant carte blanche ou en me donnant une ligne directrice. C’est très varié. 

Vos travaux ont été appréciés auprès de différents médiums, dont l’art numérique. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Ce n’est pas le médium ou la technique qui m’intéresse : c’est ce que l’artiste va en faire. Si il a réfléchi à une pièce ; qu’il juge que le médium adéquat est le numérique, et qu’au bout du compte la pièce traduit bien ce qu’il voulait exprimer, alors ça me va parfaitement. J’aime bien dire que je suis une passeuse. Je transmets. J’accompagne l’artiste vers un public. 

Les frontières entre l’artisanat et l’art contemporain s’étrécissent, notamment par l’emploi de la céramique, du textile, du verre ou du métal ; comment le percevez-vous ?

L’Ecole du Bauhaus au début du siècle dernier a aboli ces frontières puisque la plupart des enseignants étaient des artistes qui enseignaient des techniques relevant de l’artisanat d’art. Les frontières sont devenues très poreuses et le public s’y est habitué. Donc c’est en effet intéressant de voir que de très nombreux artistes contemporains utilisent des techniques, des pratiques ou des matériaux qu’on voit dans l’artisanat. D’ailleurs ils ont souvent fait des formations bien spécifiques pour ça. Par exemple, je viens récemment d’exposer Jeanne Vicérial, qui rencontre un immense succès dernièrement. Elle travaille le textile, et particulièrement le fil, la corde, le filin et réalise des éléments perçus comme des vêtements mais qui ne sont pas présentés en tant que tels. Ce sont véritablement des sculptures. Elle est vraiment au coeur de cette réflexion. La notion de beauté est aussi essentielle dans ces objets-là. 

Pouvez-vous nous en dire davantage quant à l’exposition Du Bruit à Bruxelles de Malachi Farrell ?

C’était une exposition hydrique puisqu’elle a lieu dans un espace qui n’a rien à voir avec l’art. C’est très amusant parce que c’est un espace de design, mais avant tout de cuisine. Ce projet, en réflexion depuis 2 ans, a été monté sur le long terme avec Malachi Farrell et une productrice. L’idée serait une installation extérieure dans la ville de Bruxelles au sujet des migrations. Malachi Farrell a déjà parlé de ces sujets, alors quand la productrice s’est tournée vers moi j’ai immédiatement pensé à lui. Comme c’est un projet complexe à mettre en place et qu’il évolue à travers le temps, on s’est dit que le format de l’exposition pouvait être une étape intermédiaire. Elle permet de présenter des dessins et quelques installations à la façon dont Malachi Farrell fait intervenir le mouvement à partir de machines qu’il fabrique lui-même. Ça permet d’attirer l’attention d’un public bruxellois sur un artiste qui n’est pas connu à Bruxelles mais davantage en France, et d’amorcer l’idée d’un projet qui pourrait se faire dans l’espace public. 

Vos écrits luttent fortement en faveur de la démocratisation de l’art.

Oui. Des choses m’ont horriblement choquées quand j’étais en histoire de l’art. D’une part, l’idée que cet « art contemporain » était très élitiste et que tout le monde ne pouvait pas y avoir accès. Trop compliqué, trop conceptuel, on va dans des lieux qui sont réservés à d’autres codes. D’autre part, l’histoire de l’art a été écrite par des hommes, pour des hommes et avec des artistes hommes. D’ailleurs, l’année dernière c’est ce que j’ai revendiqué avec l’exposition Femmes guerrières, Femmes en combat. Volontairement, il n’y avait que des femmes. Nous l’avons faite à Paris et à Béthune à Labanque, un lieu magnifique. 

Où pouvons-nous vous trouver dans les semaines à venir ?

Je vais commencer à enseigner au Pavillon Bosio, à Monaco où je ferai aussi partie du jury de 5ème année et en novembre je vais à Turin à l’occasion de la foire Artissima

-Isabelle de MAISON ROUGE, son actualité